« Werther » & « Papageno », protagonistes antagonistes.
- Estelle Battèle
- 16 nov. 2022
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 déc. 2022

« L’effet Werther » ou la contagion suicidaire.
C’est en 1774 que Johann Wolfgang von Goethe publie son premier roman épistolaire : les souffrances du jeune Werther. Son œuvre connait un tel succès que la littérature qualifie ce qui suivra de « fièvre werthérienne » : c’est-à-dire l’adoption par les jeunes du 18e siècle des manières des personnages principaux et de leur code vestimentaire dans toute l’Europe.
Toutefois, le roman controversé sera interdit durant une cinquantaine d’années et sera considéré comme le premier cas de contagion suicidaire recensé par média.
Deux cents ans plus tard, David Phillips reprendra le prénom du protagoniste pour décrire « l’effet Werther ». Ce phénomène en psychologie sociale considère que la médiatisation d’un suicide entraînerait, par contagion, une vague de suicide dans la population. Bien que cette théorie fût contestée, plusieurs études ont confirmé les conclusions du sociologue. Il réalisera lui-même une synthèse de ses travaux en 1992 où il explicite le phénomène de contagion suicidaire. En 1970, une étude avait par ailleurs démontré que le taux de suicide avait chuté suite à la grève de journaux qui avait duré un an à Détroit. Enfin, en 2011, paraît une méta-analyse concernant la contagion suicidaire en France de 1979 à 2006 qui confirme la théorie, au travers de la médiatisation des suicides de célébrités.
La couverture médiatique d’un suicide augmenterait le taux de suicide populationnel, pourquoi ?
Dans les différentes études, la cause pourrait être, au-delà de la médiatisation des faits, la caractérisation du suicide. En effet, la méthode, le lieu, des propos sensationnalistes ou encore l’évocation d’une cause unique comme déclencheur du suicide (préjugé) favoriserait un passage à l’acte.
Pourtant, d’après une étude autrichienne de 2021, une chanson du rappeur Logic aurait permis d’éviter des suicides aux Etats-Unis. Le titre 1-800-273-8255 est le numéro d’appel d’urgence et de prévention des suicides dans ce pays. Dans le clip, le protagoniste, un jeune homme empreint d’idées suicidaires surmonte cette crise en appelant le numéro anti-suicide. 9915 appels ont été enregistrés sur cette même ligne après la diffusion du clip.
Cela fait écho en France à l’artiste Stromae lors de son passage le 09 janvier 2022 dans le journal télévisé de TF1. Avec sa chanson L’enfer, il aborde la thématique de la santé mentale et des idées suicidaires. Il pourrait être intéressant, à l’instar de l’étude autrichienne, d’évaluer les répercussions sur le nombre d’appels du numéro national français « 3114 ».

Représentation de Mozart, image libre de droits. Efraimstochter sur Pixabay.com
« L’effet Papageno » ou la prévention suicidaire.
« L’effet Werther » apparaît donc comme un phénomène de contagiosité du suicide confirmant que la répétition de la description du même suicide dans les médias est associée à une augmentation du taux de suicide.
Toutefois, une étude nommée « Papageno » datant de 2005 a constaté que certains articles de presse pouvaient avoir une action préventive, à condition que ceux-ci se concentrent sur l’idéation suicidaire, sa charge émotionnelle ou les aides possibles plutôt que sur le passage à l’acte, le scénario ou des éléments utilisés et véhiculés pour leur côté sensationnaliste.
La dénomination de l’effet décrit est à l’instar de son antagoniste « Werther » puisque « Papageno » est lui aussi un personnage, cette fois, issu de l’opéra La flûte enchantée de Mozart. Cette œuvre lyrique, philosophique et symbolique, explore la nature de l’humain ainsi que sa recherche perpétuelle de vérité, d’harmonie et de paix intérieure.
Papageno est un conteur, compagnon de route du prince Tamino. Cet oiseleur pense avoir perdu sa promise Papagena et élabore un scénario pour mettre fin à sa vie. Au moment où il décide de passer à l’acte, trois jeunes hommes apparaissent, arrêtent son geste et lui suggèrent de réfléchir à une autre solution. Papageno qui, sous la douleur ne pensait plus avoir de choix, se souvient alors que son carillon magique a la capacité de faire revenir son amour.
Les trois jeunes hommes ont eu ici un rôle que l’on pourrait associer à celui de l’infirmier : faire baisser la tension psychique afin de permettre au patient d’accéder à d’autres possibles, à ses ressources propres. En effet, la charge émotionnelle négative passée permettrait d’améliorer l’activité cognitive et les processus de prise de décision.
Par extension, « l’effet Papageno » devient « prévention suicidaire » via les médias. C’est le cas notamment de la chanson citée précédemment et de la série « Thirteen reasons why » qui, après avoir été controversée, a pu modifier son approche quant au risque de « l’effet Werther ». Les acteurs s’expriment désormais avant le début de chaque épisode pour rappeler aux personnes ayant des conduites suicidaires qu’elles ne sont pas seules et qu’elles peuvent contacter les professionnels de santé.
En 1994, un mois après le suicide de Kurt Cobain, le taux de suicide de Seattle avait diminué suite à la diffusion par les journalistes des signes avant-coureurs et des numéros d’aide. Les médias avaient choisi la voie de la prévention.
Une question de responsabilité morale, de déontologie.
Il serait intéressant de questionner la responsabilité morale des médias mais également des scénaristes et des auteurs quant à l’exposition de faits suicidaires, qu’ils soient réels ou fictionnels. Privilégier une éthique au sensationnalisme et proposer des messages préventifs quant à la possibilité de s’orienter vers des professionnels de santé en cas d’idéation suicidaire, de conduites suicidaires ou d’isolement social.
Comment prévenir le risque de contagion suicidaire induit par les médias et les réseaux sociaux ?
« Ne pas arrêter d’en parler, mais en parler avec discernement »[1].
Il ne s’agirait ni de surexposer les faits ni d’être silencieux à propos du sujet mais de choisir les mots justes, responsables et non stigmatisants. Aussi, ne pas normaliser le suicide ni le banaliser et promouvoir l’accès aux soins en indiquant le numéro national « 3114 » ou en informant des aides disponibles (CMP, urgences psychiatriques).
Également, sensibiliser les étudiants des écoles de journalisme et de cinéma quant à la façon de traiter le suicide à l’écran ou sur le papier, le message véhiculé et le risque de contagion.
Une des recommandations de l’OMS envers les journalistes est de faire appel aux professionnels de santé lors de la rédaction d’articles autour du suicide. En notre qualité d’infirmier en santé mentale, il est possible d’être une ressource auprès des médias afin de les encourager à privilégier la voie de la prévention et sensibiliser les journalistes à « l’effet Werther. » Enfin, amener au premier plan la douleur morale à l’origine du passage à l’acte et déconstruire les idées reçues afin de permettre aux personnes en souffrance psychique de demander de l’aide.
Pour accompagner les usagers de la santé :
Par téléphone (numéro national souffrance et prévention du suicide) : 3114 | une écoute professionnelle et confidentielle, 24h/24 et 7j/7
Sur le site internet : https://3114.fr/
Contactez votre CMP, votre médecin traitant, des professionnels de santé libéraux (psychiatre, psychologue…) ou rendez vous aux urgences psychiatriques de l’hôpital.
Pour accompagner les professionnels de santé, les médias et les auteurs :
Sur le site internet : https://papageno-suicide.com
Sur le site internet : https://www.has-sante.fr/jcms/c_271964/fr/la-crise-suicidaire-reconnaitre-et-prendre-en-charge
Sources :
F. Arendt, S. Scherr, J. Pasek, P. E. Jamieson & D. Romer, Investigating harmful and helpful effects of watching season 2 of 13 Reasons Why : Results of two-wave U.S panel survey, Social Science & Medicine, 25 april 2019 | DOI 10.1016/j.socscimed.2019.04.007.
Collectif, O. Luminet, D. Grynberg, D. Sander pour la préface, Psychologie des émotions, concepts fondamentaux et implications cliniques, De Boeck, 2e édition, octobre 2021, 448 pages.
C. Gauld, C-E. Notredame, Le risque de contagion suicidaire lié à l’identification aux personnages de films et de séries. Frontières Volume 32 (1), novembre 2020.
A. Damasio, L’erreur de Descartes, la raison des émotions, Poches Odile Jacob, 2006, 416 pages.
A. Damasio, Spinoza avait raison, joie et tristesse, le cerveau des émotions, Poches Odile Jacob, 2003, 384 pages.
J.W.v Goethe, les souffrances du jeune Werther, domaine public.
A. Hoehne, S. Richard-devantoy, Y. Ding, G. Turecki, F. Jollant, First-degree relatives of suicide completers may have impaired decision-making but functional cognitive control, Journal of Psychiatric Research, September 2015.
D. Jobes & al., The Kurt Cobain Suicide Crisis : Perspectives from Research, Public Health, and the News Media. Suicide and life-threatening Behavior Volume 26 (3), 1996, p. 260-271.
F. Karege, Etude des facteurs neurobiologiques du suicide dans le cerveau post mortem, Suicides et tentatives de suicide, 2010, p. 53-57.
Léon et al. Couverture médiatique des suicides chez les jeunes et son impact sur la présentation des services d’urgence en santé mentale pédiatrique, Politique de santé, 2014.
J. A. Motto (MD), Newspaper influence of suicide, a controlled study, Arch Gen Psychiatry, Volume 23 (2), 1970, p. 143-148.
W.A Mozart, La flûte enchantée, domaine public : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k165010b.texteImage
T. Niederkrotenthaler & al., Role of media reports in completed and prevented suicide : Werther v. Papageno effects. The British Journal of Psychiatry Volume 197, 2010, p. 234-243.
T. Niederkrotenthaler & al., Association of Logic’s hip hop song « 1-800-273-8255 » with Lifeline calls and suicides in the United States : interrupted time series analysis, British Medical Journal, 375, December 2021
E. Olié, P. Courtet, Pour une neurobiologie des conduites suicidaires, Bulletin académique Nat. Méd, 201 (4) (5) (6), juin 2017, p. 845-854
D. P. Phillips (dir.), D.J. Faight et K. Lesyna, Assessement and Prediction of suicide : Suicide and the media, New York, Guildford Press, 1992, p. 499-519.
R. Queinec, C. Beitz, B. Contrand, E. Jougla, K. Leffondré, E. Lagarde & G. Encrenaz, Research letter : copycat effect after celebrity suicides : results from the French national death register, Psychological Medicine, Volume 41, Issue 3, March 2011, p. 668-671.
M. Ykhlef, B. Semaoune, Les facteurs neurobiologiques du suicide, Service de psychiatrie de l’Hôpital Central de l’Armée universitaire de Constantine : https://www.asjp.cerist.dz/en/downArticlepdf/506/23/3/102398
Site internet :
[1] Propos émis par l’Organisation Mondiale de la Santé au sujet du risque de « l’effet Werther ».
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